Profits pétroliers: une question à 180 milliards de dollars
Comme le montrent les résultats financiers des compagnies pétrolières et gazières, l’année 2022 a été prodigieuse et dépasse les attentes. Au cœur de la crise énergétique, les cinq plus grandes entreprises privées – ExxonMobil, Chevron, BP, Shell et Total – ont cumulé plus de 180 milliards de dollars de bénéfices.
Si, en 1971, ces géants détenaient 32% des extractions d’hydrocarbures à travers le monde, ce chiffre n’a cessé de diminuer pour atteindre 9% aujourd’hui.
Que faire de cette manne financière ?
Dans un contexte de diminution de parts de marché, d’explorations de plus en plus onéreuses et de gisements qui s’épuisent, une question se dégage: que faire avec cette manne financière?
Dans les chiffres, l’américain ExxonMobil a pulvérisé son record datant de 2008, avec 56 milliards de bénéfices sur l’année. Shell affiche 40 milliards et Chevron 37. Il n’en faut pas plus pour augmenter les rémunérations aux actionnaires avec des dividendes record afin de retenir les investisseurs, dans une période où le réchauffement climatique titille le monde de la finance.
Une deuxième stratégie est en vogue. Chevron a annoncé un rachat d’actions à hauteur de 75 milliards de dollars. Pratiquement toutes les majors se sont lancées dans ce processus qui permet d’augmenter artificiellement le prix de leurs actions et, accessoirement, d’assurer aux dirigeants des bonus plus importants. En même temps, cette hausse artificielle permet de se prémunir contre le rachat inamical d’un concurrent en renchérissant le coup d’une OPA.
Cette manière de faire a été critiquée par la Maison-Blanche, qui peine à comprendre qu’une énorme partie des bénéfices soit utilisée pour ces stratagèmes, plutôt que pour augmenter les extractions et chercher de nouveaux gisements afin de compenser les champs qui s’épuisent.
Les énergies renouvelables pas aussi performantes
C’est justement là que le bât blesse. Contrairement à leurs alter ego américains, notamment face à un manque de nouveaux gisements importants et à une sensibilité politique climatique différente, les majors pétrolières européennes se tournent lentement vers les technologies propres comme le solaire ou l’éolien, dont les rendements sont appréciables mais pas aussi extrêmes que le pétrole et le méthane.
De leur côté, les Exxon et Chevron ont toujours mis les pieds au mur pour investir hors des énergies fossiles, d’autant qu’ils peuvent compter sur le plus grand gisement pétrolier et gazier du monde, le Bassin permien (au Texas et au Nouveau-Mexique), ainsi que sur leur présence au Venezuela et au Moyen-Orient.
Cependant, la décrue des réserves de schistes est bien plus rapide que celle des réserves de pétrole conventionnel. Corollaire de cette déplétion, une vague de fusions et d’acquisitions a déjà secoué l’industrie américaine. Dans ce domaine, les deux géants ont une expérience et un flair redoutables.
OPA sur les concurrents
Ainsi, l’un des plus sûrs moyens d’augmenter ses parts de marché réside dans la cannibalisation de ses concurrents. A la fin des années 1990, le secteur du pétrole avait déjà vécu une phase identique. BP avala Amoco, Total s’empara de Fina et ELF, Exxon fusionna avec Mobil et Chevron mit la main sur Texaco.
La tentation américaine est d’autant plus grande qu’à chiffre d’affaires égal, le prix des actions des acteurs européens est 40% plus bas. Le rachat d’un BP, Shell ou Total pourrait être une belle affaire, alors que pour les Européens, les actions américaines sont prohibitives. Reste à savoir si les politiciens autoriseraient ce transfert énergétiquement et stratégiquement très risqué.
Derrière ces jeux en coulisses se cachent des réalités plus fragiles
Alors que la voiture électrique détruit la demande d’hydrocarbures, la création de plastiques et d’habits synthétiques n’arrive pas à compenser cette baisse.
De plus, ce comportement confirme l’arrivée d’un pic d’extractions. Les grands groupes doivent-ils se diversifier dans les renouvelables ou rester focalisés? Pour l’instant, c’est cette dernière option qui semble avoir l’avantage. Mais paradoxalement, pour certaines entreprises, ces milliards de dollars seront un moyen de devenir les plus riches du cimetière.
Egalement publié dans le Journal Le Temps et le Courrier International