L’agriculture prisonnière de la malédiction du pétrole
A travers le monde, des Etats-Unis à l’Amérique latine, l’Asie et l’Europe, l’agriculture est en ébullition. Le secteur s’échauffe aussi rapidement que le climat.
Les fondations de son architecture actuelle reposent sur les hydrocarbures et la finance internationale. Tout semble indiquer que ce design est en train de toucher à ses limites dans une mondialisation qui essouffle le modèle.
Signer un pacte avec le pétrole, le gaz et la finance offre de nombreux avantages mais le revers de la médaille nécessite une attention particulière. Remontons dans le temps. Dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les tracteurs et les machines remplacèrent la force animale et les agriculteurs, grâce à la formidable quantité énergétique contenue dans le diesel.
Une population de plus en plus nombreuse
Couplés à la pétrochimie et aux précieuses molécules de gaz nécessaires à la production d’engrais synthétiques et de pesticides, les rendements agricoles ont explosé de manière exponentielle.
De 2,5 milliards de bouches dans les années 1950, le monde compte aujourd’hui 8 milliards de ventres de plus en plus remplis.
Les bénéfices du pétrole pour l’agriculture
Le miracle pétrolier peut se targuer de cette prouesse. De plus, la richesse énergétique des hydrocarbures permit à des millions d’agriculteurs de rejoindre les usines et les villes pour trouver des salaires à la hauteur des ambitions de la société de consommation. Aujourd’hui, les agriculteurs ne représentent plus qu’un infime pourcentage de la population et, entre découragements, faillites et suicides, leur nombre continue de décroître.
Autre bénéfice pétrolier, le diesel redessina les flux agricoles pour propulser les productions locales à l’international. Cette opportunité de transporter les récoltes, à l’autre bout du monde, engendra des exploitations tournées vers la spécialisation, la monoculture et l’industrialisation avec l’objectif de tendre vers des prix de vente proche du zéro. Corollaire de ce mécanisme de marges infimes, les agriculteurs durent entrer dans une spirale d’augmentation des rendements rendue possible par la pétrochimie, ses engrais synthétiques et ses pesticides.
Le monde de la finance et des intermédiaires
De leur côté, plus pragmatiques et plus puissants que les agriculteurs, les financiers, les traders, les intermédiaires et les grands commerces ont rapidement mis sur pied les mécanismes et les outils pour devenir les grands gagnants de cette globalisation.
Des céréales aux troupeaux vivants, les bourses spéculent au rythme des récoltes, des guerres et des sécheresses. Au final, pour ne pas cantonner le rôle d’agriculteur à celui d’esclave, le secteur public n’a eu d’autre recours que d’instaurer un système de subsides qui, dans la réalité, sont de plus en plus siphonnés par les intermédiaires.
Dans ces conditions, la tempête agricole que traverse le monde repose sur de nouvelles équations plus complexes, et très loin de la traditionnelle: vente des récoltes plus subsides égalent à un revenu supérieur à zéro.
De nouvelles équations
En réalité, le secteur s’approche de: moins de diesel, moins d’eau, moins d’engrais synthétiques, plus de bouches à nourrir égalent à…? La réponse reste inconnue tant son redesign (remodelage) est complexe, d’autant que les alliances géopolitiques viennent brouiller les cartes.
Exemple révélateur, le Brésil est devenu le plus important importateur de diesel russe, devant les grands acteurs agricoles que sont l’Inde et la Turquie. Moscou livre également, à tarifs préférentiels, des engrais au Brésil et à ses alliés. Le cocktail diesel-engrais ne tient en rien au hasard.
De son côté, Joe Biden vient de proposer l’instauration d’un système de protectionnisme de l’agriculture made in USA. Le premier ministre de l’Inde Narendra Modi est également un adepte de cette stratégie.
Dans ce nouveau monde, quels rôles tiendront l’agriculture en Suisse, en Europe ou ailleurs?
Si, pour l’instant, l’important est de parer à l’urgence, une vision à plus long terme est cruciale. Le pétrole a nourri les tracteurs depuis 70 ans mais l’histoire montre que ce sont les agriculteurs qui nourrissent les humains.
Article publié originellement dans le journal Le Temps